Mon tiroir à odeurs

J’ai 6 ans environ. Nous venons d’arriver dans la maison de week-end de mes grands-parents. Les adultes s’installent dehors à l’ombre des grands arbres pour bavarder. Je rentre dans la première pièce à gauche ; elle est large et s’étire sur toute la profondeur de la maison. Tout est tranquille et silencieux.

Le fond est sombre, sans fenêtre, avec une immense table de salle-à-manger rectangulaire. Des meubles bas en bois épais et foncé longent le mur de droite ; on y trouve la jolie vaisselle rustique en grès et les napperons de paille jaunis par l’usage.

Sur le mur de gauche, des images équestres d’attelages anglais semblent inviter à de paisibles promenades dominicales. Ni applique ni plafonnier mais des lampes sur pieds, vieillottes, disposées çà et là. Même le carrelage noir et blanc ajoute à la sobriété et la quiétude du décor.

La pièce est séparée en deux par de lourds rideaux bruns, toujours ouverts pour laisser passer la lumière de l’immense baie de la façade. Ici, c’est le salon avec ses gros fauteuils pas chics mais confortables. Par la baie arrondie, on aperçoit le jardin qui descend en pente raide vers la Seine, le puits dans lequel rafraîchit la bouteille de vin blanc, et le ciel pastel des week-ends de Seine et Marne.

Un coup d’œil pour vérifier que personne ne va troubler mon expédition.

A côté des rideaux, sur la gauche, se trouve une petite table ronde, massive et sans élégance, avec un drôle de tiroir : c’est mon tiroir magique. Un dernier coup d’œil avant de l’ouvrir. « On ne fouille pas » m’a-t-on appris. Je ne fouille pas, je me repais de mon trésor. Dans le tiroir, la blague à tabac entamée, le papier à cigarettes et la rouleuse de mon grand-père. Mon nez hume l’odeur enfermée dans ce tiroir ; une odeur douce, un peu sucrée, un peu paille des champs mêlée à celle de l’humidité. Cela m’enveloppe toute entière, comme un mur de protection et de plaisir pour moi toute seule. Je referme le tiroir et tout disparaît. Alors je le rouvre pour me baigner de nouveau dans ce parfum qui me livre tout un monde inconnu.

Nulle part ailleurs je ne retrouve cette fragrance, même lorsque mon grand-père ouvre sa blague à tabac, roule sa cigarette puis la fume. Je le regarde fascinée, cligne des yeux lorsque les petits nuages blancs montent et trouve un peu dégoûtant la cendre qu’il laisse tomber partout.

Alors je retourne à mon tiroir magique: il est à moi, rien que pour moi. Rien ne ressemble à ce bouquet de senteurs émanant de mon tiroir à odeurs.

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